(Par Paul Akiwumi, Directeur de la CNUCED pour l’Afrique)

La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) a récemment publié son rapport phare sur le développement économique en Afrique en 2020 intitulé “S’attaquer aux flux financiers pour le développement durable en Afrique”. Le rapport contient des informations alarmantes sur les pertes annuelles de milliards de dollars que l’Afrique subit du fait des flux financiers illicites (FFI) et souligne l’impact de ces pertes sur le développement du continent. Kingsley Ighobor, d’Afrique Renouveau, a interviewé Paul Akiwumi, Directeur de la Division pour l’Afrique, les PMA et les programmes spéciaux de la CNUCED, à propos du rapport. Des extraits:

Quelles sont les principales conclusions de votre rapport récemment publié sur la lutte contre les flux financiers illicites pour le développement durable en Afrique ?

Ce rapport est extrêmement opportun car il nous reste 10 ans pour atteindre les Objectifs de développement durable, et puis il y a la crise COVID-19. L’Afrique a besoin de ressources financières adéquates pour mettre en œuvre les objectifs de développement durable et lutter contre la pandémie et ses retombées. Il est nécessaire de mobiliser les ressources nationales, afin que les pays disposent du financement adéquat pour relever ces défis de front. 

En mars de cette année, le président de l’Assemblée générale des Nations Unies et le président du Conseil économique et social des Nations Unies ont créé un groupe de 15 membres sur la responsabilité financière, la transparence et l’intégrité (FACTI Panel) afin d’examiner les moyens d’aborder les GSD, entre autres questions. Avant cela, en 2015, le Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique, dirigé par Thabo Mbeki, a présenté un rapport qui a mis en lumière le problème de ces flux financiers illicites.

Notre nouveau rapport met à jour la discussion sur les FFI en Afrique et examine en profondeur les chiffres. Nous en vons identifié quatre grandes catégories : les pratiques fiscales et commerciales, les marchés illégaux, le type de vol et le financement du terrorisme, et la corruption.

L’analyse du rapport se concentre sur la mauvaise facturation commerciale et la fuite des capitaux. C’est important pour l’Afrique car le continent tire 85 % de ses ressources du secteur extractif. La plupart des flux financiers illicites se produisent dans ce secteur. L’Afrique perd entre 30 et 52 milliards de dollars par an à cause de la mauvaise facturation commerciale, en particulier la sous-facturation dans le secteur des industries extractives.

Ce rapport ne se contente pas de chiffrer le montant des FFI, il traite également de leur impact sur le développement. Celui-ci est significatif sur le développement. Les FFI ne sont pas seulement une ponction sur les ressources financières nationales, ils sont également en corrélation avec la réduction des dépenses publiques dans des domaines clés pour le développement. De nombreux pays africains disposant d’un grand nombre flux financiers illicite dépensent 25 % de moins dans le secteur de la santé et 58 % de moins dans le secteur de l’éducation que les pays qui ne connaissent pas ces problèmes. L’Afrique peut financer son développement mais a besoin d’un changement de paradigme

Le rapport indique que l’Afrique perd un montant énorme de 88,6 milliards de dollars par an ?

Oui. Nous avons estimé que quelque 88,6 milliards de dollars par an quittent le continent en raison de la fuite des capitaux. Les chiffres sont importants et ne cessent d’augmenter. Pour donner une idée, la réduction de la fuite annuelle des capitaux illicites d’Afrique pourrait combler environ la moitié du déficit de financement annuel de 200 milliards de dollars de l’Afrique.  

D’une manière générale, quel est l’impact des FFI sur la capacité des pays à réaliser les ODD ? 

L’Afrique a besoin d’environ 200 milliards de dollars par an pour mettre en œuvre les Objectifs du Développement Durable. Il s’ensuit que la fuite des capitaux résultant des Flux Financiers Illicites représente déjà près de la moitié des 200 milliards de dollars dont le continent a besoin chaque année. En outre, cette fuite de capitaux est plus importante que les flux de l’aide publique au développement entrant sur le continent et plus que les (investissements directs étrangers entrant également. Cela affecte non seulement les perspectives de développement du continent, mais aussi la capacité des pays à accumuler des capitaux et à assurer le service de leur dette. 

Pourquoi les pays africains sont-ils incapables d’endiguer les Fuites Financiers Illicites ? 

Eh bien, c’est dû à plusieurs facteurs : ne pas avoir d’institutions fortes, ne pas avoir la bonne capacité et ne pas collecter les bonnes données. Lorsque vous collectez des données, vous pouvez voir qui est responsable et qui ne l’est pas.

En outre, de nombreux pays africains n’ont pas la capacité de surveiller les grandes multinationales qui opèrent dans le secteur de l’extraction. Il est donc clairement nécessaire de collecter des données plus nombreuses et de meilleure qualité, de mettre en place des institutions solides et d’appliquer des mesures fiscales réglementaires.

N’oubliez pas non plus que l’harmonisation de la fiscalité, associée à des régimes fiscaux solides, contribuera grandement à la mise en œuvre de l’Accord de libre-échange continental africain (ALEAC), qui devrait entrer en vigueur l’année prochaine.

L’Afrique peut-elle obtenir la coopération des multinationales qui bénéficient des FFI ? 

C’est une bonne question parce que, premièrement, les Fuites Financiers Illicites ne sont pas seulement un problème africain, c’est un problème mondial, et vous devez y apporter une réponse mondiale, une coopération et des partenariats mondiaux.

D’autre part, les sociétés multinationales doivent s’engager et les pays africains doivent participer activement aux régimes mondiaux de révision de la fiscalité tels que le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, le Cadre inclusif sur l’érosion de la base et la réorientation des bénéfices (BEPS), le Comité d’experts des Nations Unies sur la coopération internationale en matière fiscale ou la plate-forme de collaboration en matière fiscale gérée par les Nations Unies, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques).

Actuellement, les pays africains ne sont invités qu’en tant qu’observateurs, mais ils doivent jouer un rôle actif afin de pouvoir contribuer à la politique mondiale sur les régimes fiscaux et les systèmes d’imposition mis en place pour les sociétés multinationales. 

Les pays africains doivent aussi avoir un intérêt dans les régimes de révision fiscale. Nous recommandons vivement que l’Union africaine (UA) dispose d’un comité qui s’occupe des impôts, et qu’elle lui donne l’autorité et le pouvoir d’assurer une harmonisation des régimes fiscaux. Car, en ce moment, il y a une course vers le bas dans le secteur de l’extraction. Plusieurs pays essaient de fixer des taxes plus basses dans l’espoir que les multinationales viennent dans leur pays.

Dans quelle mesure COVID-19 a-t-il compliqué l’effort de lutte contre les FFI ?

Eh bien, moins de produits de base sont exportés en raison des fermetures dans de nombreux pays développés. Cela a eu un impact non seulement sur les IFF mais aussi sur les recettes publiques. Les gouvernements ont moins à dépenser pour des projets de développement. C’est pourquoi il est important d’ajouter de la valeur à nos produits de base. 

Nous constatons que les pays dont les capacités de production sont limitées souffriront et auront plus de difficultés à se remettre de la pandémie. À la CNUCED, nous considérons que les capacités productives sont les ressources productives, les capacités entrepreneuriales et les liens de production qui permettent à un pays de produire des biens et des services et lui permettent de croître et de se développer. Ces éléments sont essentiels. L’Afrique traverse la pire crise économique qu’elle ait connue depuis très longtemps. Au fur et à mesure que les pays se redressent, ils devront être conscients de ne pas mettre un pansement sur une plaie béante. Il s’agit d’un développement à long terme, de la capacité à diversifier leurs économies afin de parvenir à une transformation structurelle durable. 

Quel est le message clé que vous souhaiteriez faire passer aux Africains ?

Les Africains ne devraient plus laisser personne piller les ressources de l’Afrique. Le temps est venu pour l’Afrique de dire non et de s’assurer que ses ressources profitent au continent et à sa population. Je crois que c’est possible. Je crois qu’il faut le faire maintenant.