Depuis 64 ans, la date du 2 Octobre se fête en Guinée. Cette année, la fête a été grandiose sur toute l’étendue du territoire guinéen. Personne n’a voulu se faire raconter l’évènement, à juste raison. Témoin des festivités marquant cet évènement, j’ai vu un peuple majeur et fier de son histoire, un peuple soudé à son armée nationale. En regardant défiler les corps constitués de celle-ci drapés dans leurs tenues de soldats républicains, marchant la tête haute et aux pas feutrés, un souvenir m’est venu à l’idée, celui des “tirailleurs sénégalais”. En pensant à eux, j’ai réfléchi successivement sur leur origine et le processus de leur enrôlement sous le drapeau français, sur leurs conditions de vie et de travail dans l’armée française et sur leurs contributions à l’émancipation du peuple de Guinée depuis la Première Guerre mondiale jusqu’au 2 Octobre 1958. J’ai, enfin,  estimé que ceci doit être rappelé et partagé, car il constitue un pan important de notre histoire nationale, une source de référence et de fierté pour chacun et chacune de nous. 

Pour rappel, les “tirailleurs sénégalais” étaient des hommes africains mobilisés dans les colonies d’outre-mer et incorporés dans l’armée française pour défendre la patrie (la France) surtout durant la Première et la Seconde Guerres Mondiales contre l’occupation de l’Allemagne naziste et de ses alliés fascistes. Ils étaient recrutés dans toute l’Afrique noire sous domination française (le terme “sénégalais” qui est resté en vigueur jusqu’aux années 1960, leur est attribué du fait que le premier régiment des tirailleurs d’Afrique a été créé au Sénégal par Napoléon III).

Pendant de longues périodes, leur recrutement se déroulait dans des conditions souvent inhumaines. Tout se passait sous haute tension, le recours à la force et à coups de chicotte était de mise. Dans certains cas, on pratiqua même des opérations de rapts et de rafles au sein des populations locales. Les séances d’enrôlement terminées, les recrues étaient convoyées aux ports d’embarquement pour la Métropole “la corde au cou”. Maints auteurs comparent ces opérations aux méthodes qui  ont prévalu au temps de la traite négrière.

Les recrues étaient nombreuses à être mobilisées et incorporées dans les contingents de l’armée française. Durant la Première Guerre mondiale, environ 200 000 “tirailleurs sénégalais” de l’Afrique Occidentale Française (AOF) furent mobilisés sous le drapeau français, 135 000 d’entre eux se battirent en Europe au prix de vies humaines d’une ampleur exceptionnelle (30 000 morts,  avec des blessés graves et d’invalides à vie). La Guinée française, à l’instar des autres colonies de l’AOF, a largement contribué lors de cette guerre ; elle mobilise près de 36 000 soldats.

Entre 1939 et 1944, sur près de 140 000 Africains sont engagés par la France (près de 24 000 sont faits prisonniers ou sont tués au combat).  Parmi eux, on dénombrait des soldats indochinois, des Malgaches et de nombreux Africains du nord et du sud du Sahara. En répondant à l’appel à la résistance du Général de Gaulle, le 18 Juin 1940, des quatre coins de l’empire colonial, des hommes se mettent sous les ordres du Général « dissident » et forment les troupes de la France Libre. La Guinée lui envoya 18 000 de ses fils valides. A la fin de la guerre, les survivants des “tirailleurs sénégalais” furent immédiatement engagés dans les conflits  entre la France et ses colonies, notamment Indochine, Algérie et Madagascar.

Les administrateurs coloniaux fixaient des quotas aux chefs de cantons qui les répercutaient auprès de leurs chefs de village. En dehors de la férocité qui présidait aux séances de recrutement, des décisions arbitraires pouvaient aussi présider aux méthodes de désignations : les chefs visaient souvent des personnes de basse condition ou celles qui étaient en mal avec eux. Dans l’un ou l’autre cas, ceux qui étaient commis à la tâche de recrutement ont dû de gré ou de force livrer des hommes selon les chiffres fixés à l’avance   et à leur insu. Tous ceux qui s’y opposaient étaient taxés de récalcitrants et punis par des amendes et des peines de prison ; les villages considérés comme défaillants furent aussi punis  collectivement et sévèrement.

Pour résister et échapper aux châtiments, certains de ces chefs et les notables locaux utilisèrent différentes méthodes : présenter des inaptes (malades, infirmes), encourager indirectement les soulèvements ou faciliter les désertions et les fuites individuelles ou collectives (il apparaît clairement dans la littérature écrite que cet état de fait était soigneusement caché de l’ennemi allemand qui n’aurait pas pardonné à son ennemi français de se servir contre lui des tirailleurs “barbares” et “mercenaires” d’Afrique ; ce fut pour lui un mauvais  signe de la “pollution et de la négrification du pur-sang” européen).

Une trilogie difficile à imaginer et à concevoir à l’égard de l’humain détermina et caractérisa leur vie et leur travail durant toute leur mobilisation et leur déploiement sous le drapeau français : 1) La peur de l’inconnu, car il faut “s’imaginer la recrue sortie de son village de brousse qui ne connaît que ses voisins et la guerre traditionnelle. La seule vision du Blanc qu’il a est celle du colonisateur qui l’a vaincu, dont il a subi la répression et qu’il va devoir combattre. L’effroi est immense, tout lui est étranger : les paysages, le climat, les mœurs, la langue, la culture, la technologie” ; 2) L’effet du feu, du fer et de l’humiliation ; et 3) le rêve d’être libre et de retourner à la vie normale.

Mon propos insiste sur ces trois conditions que j’imagine d’être vécues par les “tirailleurs sénégalais”. Faut-il rappeler que quand il s’agit des “tirailleurs sénégalais”, il n’y avait pendant longtemps que des hommes, souvent non-accompagnés de leurs familles. Mais, malgré la douleur, la désolation et le désespoir divers et variés qui en résultaient, il fallait juste garder le silence, s’en remettre à Dieu, aux prières et aux sacrifices, souvent dans l’anonymat quasi-absolu.

Les recrues partaient sans espoir de retour et ce, dans des conditions humainement inimaginables comme si on  était encore au Rio Pongo, au Rio Nunez en Guinée ou à Gorée au Sénégal au temps de la traite négrière transatlantique. Personne ne doutait que “être recruté pour le pays des Blancs c’était aller à coup sûr à la mort” (ce qui aurait, peut-être,  motivé certains chefs locaux à conduire les opérations de sélection et de recrutement que dans des familles quasiment modestes, celles des ” sans voix” ou à résister malicieusement au recrutement dans leurs localités en ne présentant que des inaptes, en facilitant les fuites ou en cautionnant des révoltes en masse).

Dès le début, leur sort est fixé à l’avance et ce, à deux niveaux majeurs : 1) Ils sont des “chairs à canon”. Par exemple, ils furent toujours placés au premier rang dans les tranchées où ils pouvaient rester pendant plusieurs jours. A ce propos, Georges Clemenceau (homme d’Etat français entre 1900 et 1920) laisse un témoignage qui se passe de tout commentaire : “Un jour, sur le front, je vois passer, comme ça, au loin, une troupe de gens, avec un homme à cheval qui tournait autour d’eux…. C’étaient des Noirs, qui revenaient des tranchées où on les avait oubliés dix-huit jours ! Vous devinez ce que ça pouvait être ! Des blocs de boue ! Ils revenaient avec des fusils cassés, des vêtements en loque… Magnifiques ! Dans le sang nous devenions frères, – fils de la même civilisation et de la même idée… Les Boches (les Allemands) se plaignent qu’on leur ait envoyé des Noirs ! » ; 2) Ils doivent servir la Patrie française avec exemplarité ou à mourir sans état d’âme de la part de leurs supérieurs hiérarchiques ou de l’ennemi en face d’eux. Car, rappelons-le, chez certains des francophiles d’alors, ces “tirailleurs sénégalais” étaient des êtres “congénitalement inférieurs” taillables et corvéables à l’infini ; chez la plupart des germanophones d’alors, ils étaient classés sans aucune raison rationnelle au dernier rang des êtres sur terre. Comme nous l’avons déjà dit, l’Allemagne sous les nazis ne pardonnera jamais aux Français d’avoir mobilisé ces êtres, disons « ces sous hommes » contre elle durant toute la Première et la Deuxième Guerres Mondiales.  

Au front, les “tirailleurs sénégalais” ont fait face, durement et vaillamment, à  l’action sans relâche, à la mort en masse et à la mutilation physique sans exception des parties du corps. Ils ont subi aussi les affres de la honte et de la désolation sans limite, surtout quand il était question de « trahisons » du côté français ou de « prisonniers de guerre » sous contrôle des Allemands nazis. Dans l’un ou dans l’autre cas, la sentence était d’avance scellée : elle était sans équivoque et sans état d’âme. Il fallait donc tenir bon, pensant à tout sauf à la fuite,  qui était sans issue! Le “tirailleur sénégalais” ne pouvait pas se rendre à l’ennemi nazi, il ne lui servirait à rien. Pour les Français, il serait traité comme un traitre pur et simple ; pour les Allemands nazis comme une peste à détruire et à jeter avant qu’elle ne touche et souille “la bonne race” de la terre. En temps de repos, les “tirailleurs sénégalais” étaient tous mobilisés dans leurs propres camps de concentration, n’y parlant que le français et le bambara pour ceux de l’AOF comme langues autorisées de communication entre eux. Là, leurs mouvements étaient strictement contrôlés, tout comme leurs échanges interindividuels, leurs correspondances et souvent leurs fois religieuses. Certains régiments  coloniaux se caractérisaient par un uniforme permettant d’identifier rapidement l’origine des soldats (par exemple, les tirailleurs algériens se distinguaient par leur turban blanc autour de la tête, une veste bleue et un pantalon de type sarouel). Il n’était de secret pour personne que les “tirailleurs sénégalais” étaient avant tout des Africains et de surcroît des colonisés de la France. Ceux de Guinée venaient d’une colonie d’exploitation, née des cendres fumantes des célèbres batailles de Madina contre El Haj Oumar Tall, de Woyowayanko contre l’Almami Samori Touré, de Porédaka contre Almami Bokar Biro et bien d’autres.

Dans ces conditions largement connues, “tirailleurs sénégalais” d’Afrique et Français de naissance ne pouvaient pas partager le même monde, la même uniforme, la même intimité, le même traitement. Ils n’avaient de commun que les fronts de combat contre l’ennemi (comme disait Georges Clemenceau); la peur noire de cet ennemi, la hantise de la mort, les mutilations physiques,  le sort des prisons (naturellement à des degrés variés) et surtout le rêve de survivre et celui d’être libre.

Loin de leur patrie, la patrie de leur naissance et donc loin de leurs familles, les “tirailleurs sénégalais” ont vécu les moments durs de la séparation et de l’isolement et ce, dans divers domaines de l’existence humaine et sociale : physique, moral, mental, émotionnel, sentimental, psychique, que sais-je encore. Tous, sans exception, ont durement vécu l’absence de leurs familles, de leurs communautés et cérémonies villageoises qu’ils avaient peu d’espoir de revoir.

Une fois libres, ceux qui en ont eu l’exceptionnelle chance, rentraient chez eux avec  l’amer souvenir des dures conditions de recrutement, de voyage, d’entraînements militaires et des combats aux fronts ; des préjugés ségrégationnistes de la part tant des Français que des Allemands ; de l’image des nombreux compagnons disparus dont les corps ne retourneront jamais en Afrique ; des amertumes de l’après-guerre (notamment le refus de la France de respecter ses promesses tenues, telles les compensations financières) ; mais aussi la joie et la fierté d’avoir participé, de gré ou de force, à la libération d’un pays au nom de la liberté, de la dignité et de l’honneur.

Ce n’est vraiment pas très établi que ces « tirailleurs sénégalais » qui se sont retrouvés sous le drapeau français allaient obtenir en retour, après la libération de la métropole, la reconnaissance de l’égalité civique et l’abolition des discriminations institutionnelles dans leurs pays en échange de leur « impôt du sang ». Par exemple, le 30 Janvier 1944, alors que la Seconde Guerre mondiale n’était pas encore achevée, le Général de Gaulle ouvre à Brazzaville, au Congo français, une conférence « franco-africaine ». Elle n’avait réuni que des Français d’origine et d’adoption sans les Africains. En plus, l’extrait proposé énonce des questions importantes sur le devenir des colonies françaises, notamment la participation des colonisés aux affaires de leur pays. Mais l’acte final de la conférence a été en-deçà des aspirations légitimes des colonies : “Les fins de l’œuvre de civilisation accomplie par la France dans les colonies écartent toute  idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’empire; la constitution éventuelle, même lointaine, de self-governments dans les colonies est à écarter“.

C’est donc avec tout cela, parmi tant, dans leurs âme et conscience que les “tirailleurs sénégalais” reprenaient la vie auprès des leurs en Afrique,  qu’ils savouraient leur nouveau statut (pas des moindres), celui d’anciens combattants avec tout ce que cela a entraîné comme regard et considération, comme mobilité sociale et changement de mentalité, opportunités matérielles, inspiration pour les générations à venir et ce, jusque dans les familles régnantes.

Désormais, le service militaire devient une option de carrière et d’emploi pour tout le monde, même sujet à des compétions des plus sélectives. Depuis, il ne cesse d’intéresser et d’attirer des candidats jusque dans le monde universitaire et académique de toutes les disciplines. Les “tirailleurs sénégalais” auront eu le mérite de baliser le choix libre pour la tenue, la science et la carrière militaires. Ils auront surtout contribué à démystifier le colonisateur et tout son système de propagande et de contre-vérités. Grâce à eux, on sait désormais que le colonisateur est porteur de souffrance et de désolation, qu’il n’est pas à l’abri de la  peur et de fuite, il est passible d’arrestation et d’emprisonnement, il peut avoir faim, il peut avoir soif, etc. Pour avoir combattu en France pour libérer les Français de la conquête et de l’occupation étrangères, les  « tirailleurs sénégalais » savent et enseignent que pour la liberté et la dignité humaines, il faut résister et lutter sans relâche ; il ne faut sous-estimer ou surestimer aucun effort, aucun sacrifice.

Par Pr. Maladho Siddy Baldé, Histoire,

Université de Sonfonia – Conakry

Référence :

https://www.cairn.info/revue-humanisme-2014-4-page-95.htm Consulté le 16 Mai 2022. 

https://histoire-geo.ac- noumea.nc/IMG/pdf/les_colonies_francaises_dans_la_2GM.pdfhttps://histoire-geo.ac-noumea.nc/IMG/pdf/les_colonies_francaises_dans_la_2GM.pdf Consulté le 4 Septembre 2022.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Tirailleurs_s%C3%A9n%C3%A9galais) Consulté le 4 Octobre 2022.