La récente plainte du Mali et de ses alliés du Sahel contre l’Ukraine, déposée lors de la 79e session de l’Assemblée générale des Nations unies, a suscité un débat sur les dynamiques complexes à l’œuvre en Afrique de l’Ouest. Au cœur de l’affaire l’accusation du Mali selon laquelle l’Ukraine aiderait des insurgés dans la région. De quoi engendrer une nouvelle fracture diplomatique dans un paysage géopolitique déjà tendu. Comment la communauté internationale, en particulier le Conseil de sécurité des Nations unies, réagira ou non à ces accusations ?

Les racines de cette confrontation remontent à juillet, lorsque plusieurs incidents violents dans le Nord du Mali ont causé la mort de dizaines de mercenaires du groupe Wagner et des éléments des Forces armées maliennes (FAMA). Le porte-parole du renseignement militaire ukrainien, Andrey Yusov, avait à l’époque fait une déclaration, perçue comme un aveu implicite du rôle de Kiev dans la fourniture, aux insurgés, des informations nécessaires à leur opération. Bien que l’Ukraine ait rapidement nié toute implication, le mal était déjà fait. Le gouvernement intérimaire malien, avec ses alliés militaires au Burkina Faso et au Niger, a rompu ses relations diplomatiques avec l’Ukraine, l’accusant de s’immiscer dans leurs défis de sécurité intérieure.

Interpellation du Conseil de sécurité

Le ministre des Affaires étrangères du Mali, Abdoulaye Diop, a réitéré ces accusations lors de son intervention à l’ONU, appelant le Conseil de sécurité à prendre des mesures concrètes contre l’Ukraine. Il a présenté l’implication présumée de l’Ukraine comme faisant partie d’une tendance plus large d’ingérences étrangères déstabilisant la région. C’est une affirmation audacieuse, surtout si l’on considère que l’Ukraine se concentre sur sa propre lutte contre la Russie, ce qui rend difficile d’imaginer pourquoi Kiev s’impliquerait dans des conflits si éloignés de ses frontières.

Cependant, un examen plus approfondi révèle le jeu d’échecs géopolitique qui se dessine entre l’Afrique de l’Ouest, l’ancien bloc soviétique et l’Occident. Le Mali, le Niger et le Burkina Faso, dirigés par des régimes militaires, se sont de plus en plus tournés vers la Russie ces dernières années, en grande partie par frustration face à la France et aux autres puissances occidentales. La présence du proupe Wagner dans la région traduit ce basculement, les trois pays cherchant des partenaires de sécurité alternatifs pour combattre les incursions jihadistes qui ravagent leurs territoires.

En accusant l’Ukraine d’armer les rebelles du Nord, le Mali et ses alliés ramènent essentiellement le conflit à une extension de la lutte d’influence entre la Russie et l’Occident. L’Ukraine, qui a reçu un large soutien occidental dans sa guerre contre la Russie, est désormais présentée comme un pion de ces mêmes puissances, complice de la déstabilisation du Sahel. C’est une narration qui trouve un écho favorable auprès des États sahéliens, car elle renforce leur justification de la rupture avec l’Occident et de leur rapprochement avec la Russie.

Bataille par procuration

Cependant, d’autres aspects de ce différend diplomatique doivent être pris en compte. Le contexte de l’insécurité régionale en Afrique de l’Ouest joue un rôle central. La montée des groupes armés au Sahel n’est pas nouvelle, et l’intervention étrangère, qu’elle soit par une implication militaire directe ou indirecte, est une question controversée depuis des années. La France, les États-Unis et maintenant la Russie ont tous cherché à exercer une influence dans la région, et les accusations portées contre l’Ukraine peuvent être vues comme le dernier épisode de cette lutte pour la domination.

La CEDEAO, le bloc régional, a déjà exprimé des inquiétudes suite aux ingérences étrangères dans le Sahel, mettant en garde contre toute escalade supplémentaire. L’histoire de l’organisation, en matière de médiation dans les conflits régionaux, montre qu’elle est profondément préoccupée par le maintien de la stabilité. En condamnant les actions présumées de l’Ukraine, la CEDEAO exprime une frustration face à la manière dont les puissances étrangères, pas seulement l’Ukraine, ont utilisé l’Afrique de l’Ouest comme un champ de bataille par procuration.

Mais il y a aussi un arrière-plan historique à considérer. La région du Sahel a longtemps lutté contre les défis postcoloniaux, où les interventions militaires étrangères donnent souvent des résultats mitigés. Les opérations militaires françaises au Mali, par exemple, ont d’abord été accueillies favorablement, mais ont ensuite été critiquées pour leur incapacité à instaurer une paix durable. De la même manière, les accusations contre l’Ukraine reflètent un malaise croissant vis-à-vis des acteurs extérieurs tentant d’influencer la dynamique sécuritaire de la région. La demande de la junte malienne d’admettre une responsabilité de l’Ukraine ne concerne pas seulement les préoccupations sécuritaires immédiates, mais aussi la réaffirmation de la souveraineté face à un héritage d’interventions étrangères.

Nouvelle dimension d’une crise volatile

Le basculement du Mali, du Burkina Faso et du Niger vers la Russie peut également être envisagé sous cet angle historique. Ils cherchent à reprendre une forme d’autonomie, rejetant leur ancienne puissance coloniale et ses alliés tout en s’alliant à la Russie qui, malgré ses activités controversées, leur offre une certaine marge de manœuvre. Ce repositionnement a modifié le paysage diplomatique et militaire de l’Afrique de l’Ouest. Et l’ingérence présumée de l’Ukraine, qu’elle soit exagérée ou non, s’inscrit dans cette dynamique continue de souveraineté et de contrôle extérieur.

La communauté internationale, en particulier l’ONU, se trouve maintenant dans une position délicate. L’appel d’Abdoulaye Diop au Conseil de sécurité pour qu’il agisse contre l’Ukraine teste les limites du multilatéralisme. Le Conseil de sécurité, dont les membres incluent à la fois la Russie et les alliés de l’Ukraine, est peu susceptible de parvenir à un consensus sur cette question. De plus, adopter une position ferme sur de telles accusations pourrait avoir des implications plus larges pour la diplomatie internationale, en particulier dans des régions comme le Sahel, où l’instabilité reste chronique et où les alliances sont en constante évolution.

La complexité de l’accusation du Mali réside non seulement dans les allégations immédiates portées contre l’Ukraine, mais aussi dans le réalignement géopolitique plus large qui se déroule en Afrique de l’Ouest. Que le Conseil de sécurité prenne des mesures ou non, le Sahel continuera d’être un champ de bataille pour des intérêts concurrents. Ce qui est clair, cependant, c’est que l’Alliance des Etats du Sahel est déterminée à tracer sa propre voie, même si cela signifie accuser des nations lointaines comme l’Ukraine de s’ingérer dans leurs affaires. L’impact à long terme de cette accusation reste à voir, mais elle a certainement ajouté une nouvelle dimension à une crise régionale déjà volatile.

Sidi Jallow

Analyste en histoire des relations internationales