Après avoir, dans le précédant numéro de La Lance, abordé sa contribution à la formation des cuisiniers guinéens, la cheffe Yaya Barry explique, dans cette seconde et dernière partie de notre interview, comment elle révisite et valorise les récettes guinéennes. Avec le chef Touré (Mamadi Mandjou), basé à Copenhague (Danmark), ils ambitionnent de faire inscrire un plat guinéen comme le foutti (lafidi ou maaragoulanyi) au patrimoine mondial de l’Unesco. Une récette simple, consommée dans toutes les régions de la Guinée. Les plats guinéens ne sont pas dépourvus de goût, il leur faut juste une touche de raffinement, s’accordent les deux.
La Lance: Après l’école Kamy EGG, parlez-nous de votre restaurant, Le Jacquier.
Cheffe Yaya: Après l’école, je proposais le service traiteur depuis 2015. En 2020, en plein Covid, j’ai ouvert Le Jacquier. C’était le 4 juillet 2020.
Vous ambitionnez de promouvoir la cuisine guinéenne, comment vous vous y prenez ?
Je vous ai dit que je donnais des cours de cusine: africaine, asiatique… bref la cuisine du monde. Je voulais qu’on s’ouvre, ne pas me cantonner que sur la nôtre. Mais progressivement, je travaillais sur la cuisine guinéenne, pour la faire connaître. J’avais juste pris au départ le fonio. On a fait une semaine dessus avec la Petite Demba. J’ai créé énormément de recettes. J’ai revisité d’autres recettes traditionnelles à base de la céréale. On nous reproche souvent que la cuisine guinéenne, celle africaine en général, est trop chargée, trop grasse, voire trop salée, parce qu’on y met tout. Les gens se retiennent souvent.
Hormis de donner envie aux Guinéens de manger, mon ambition avec le chef Touré, c’est de retravailler, revisiter les mets guinéens pour donner aussi envie aux étrangers, par exemple, à un Chinois, un Italien, de manger notre to, notre lafidi. Il ne s’agit pas seulement de dire que je fais la cuisine guinéenne, je la valorise, mais ça reste entre nous.
J’aimerais qu’un Ivoirien consomme le fonio comme nous consommons l’attiéké. Quand je le dis, tout le monde sourit et me rétorque: tu as du boulot; l’attiéké a fini de nous envahir. Quand je travaille sur des recettes, je fais goûter surtout mes enfants qui valident, parce que la nouvelle génération aussi est à la recherche d’une nouvelle cuisine.
Autre grief, notre cuisine est très longue à faire. En général, elle dure trois à quatre heures. Je travaille dessus aussi avec le Chef Touré, pour apprendre aux jeunes universitaires, aux élèves, aux enfants à faire un ceebu jën (thiéboudiène), une sauce feuille, mais vraiment rapidement.
Comment y arriver ?
Une bonne question. C’est vrai qu’il y a des sauces qui nécessitent une certaine durée de cuisson: sauce d’arachide, ou même les sauces feuilles. On travaille sur des astuces. Par exemple, le ceebu, le maafé…Mais toutes les cuisines, en fait, c’est la même chose, si tu les comprends. C’est de mettre de l’oignon, de la tomate – si tu veux qu’elle soit un peu plus épaisse ou plus rouge, tu mets la tomate concentrée; tu mets de l’eau et laisses mijoter. A partir de cette sauce tomate, tu peux faire toutes les autres presque: tu peux griller du poulet au four et mettre dans la sauce tomate; tu peux découper de la viande, tu mets et avoir du maafé souppou. Ou bien tu mets de la viande hachée, pour faire une sauce bolonaise que tu peux manger avec des pâtes, du riz…Même la pâte d’arachide, on peut la précuire et mettre de côté. Il en va de même des sauces feuilles, qu’on peut blanchir ou précuire. L’épinard surgelé, par exemple, c’est déjà cuit. Tu mets dans ta sauce, dans l’eau… C’est vite fait.
Ça n’affecte pas la qualité, le goût ?
Avec la cuisine africaine, guinéenne, c’est impossible. La valeur ajoutée au Jacquier, tout ce qui est plat de la carte, on fait la plupart à la commande. Effectivement, ça change tout. Si tu as précuit tes frites ou bien blanchi tes pommes de terre, tes alloco, même quand tu remets dans l’huile, tu ressors, ce n’est plus le même goût que quand tu viens de découper.
Mais les sauces africaines, particulièrement guinéennes, on peut le faire à l’avance. Si vous avez des invités, pour éviter de passer deux heures en cuisine, commencez la veille la sauce: cuire la viande ou le poulet. Le lendemain, vous remettez juste la pâte arachide dans la sauce et laissez mijoter.
Ce qui est différent de préparer toute la sauce, la conserver au frigo …
Voilà, ce que vous dites-là est à la mode. On lui a même donné un nom que j’ai oublié: faire 10 sauces et les mettre au congélateur et chaque fois tu ressors, tu chauffes. Certains commandent chez les restaurateurs; d’autres cuisinent. Je le déconseille, vu que le courant n’est pas stable. Sinon, en Europe ou aux États-Unis, tu peux garder une sauce pendant au moins six mois. Ici, même quand il y a le courant en permanence, il y a la variation. Ce qui fait que même la boisson, on prépare à la commande. Avec les plats du jour, comme le Foutti du Jacquier ou le foutu banane-sauce graine, ce n’est pas le jour j qu’ils font tout. Ils vont commencer, comme ils le disent, à faire la mise en place, à préparer les noix et à bien les conserver… Le lendemain, ils enchaînent. Ainsi, c’est frais, chaud et bien préparé. Nous, on ne stocke pas. Même s’il y a des restes. Mais cela dépend aussi des sauces. Les feuilles se conservent bien: plus c’est réchauffé, plus c’est meilleur.
Sur quels autres leviers travaillez-vous pour rendre les récettes guinéennes plus attractives ?
C’est de les présenter surtout autrement. Tout le monde mange chinois, mais les Chinois ne mangent pas guinéen ou africain. L’idée, c’est d’organiser soit une journée, un salon, où les gens viendront déguster par exemple du tô. Mais si on le sert dans un grand bol ou une assiette, mettre la sauce dedans, beaucoup ne mangeraient pas. Je me suis dit, il y a des cuillères sous forme d’huîtres, des cuillères d’apéritif, tu y mets une petite boule de tô, la personne l’avale. La première fois, j’ai eu du mal à manger les huîtres. Mais quand j’ai mis dans ma bouche, une fois, deux fois, j’ai aimé.
Le problème, c’est donc le format dans lequel on sert à manger ?
Il y a le format, il y a la présentation. Certains ne seraient pas d’accord avec moi, mais peut-être dans 80 % des cas, c’est la façon de présenter qui fait à mon avis peur. C’est pas raffiné, c’est énorme. Même quand c’est bon, nos plats ne sont pas raffinés. J’ai découvert quelques recettes de la Forêt que j’aimerais refaire. Il y a par exemple, le tobögui et le gbontoë. Quand tu vois la pâte, ça ne te donne pas envie de manger. C’est lourd. Mais après, quand tu manges, niveau goût, c’est bon.
J’ai fait du tobögui avec l’aubergine amère ou condencorsé (en pular), j’ai bien aimé le goût. Donc, l’idée, c’est de retravailler ce genre de mets et de les présenter autrement. Mon combat, c’est de donner envie aux autres de manger nos récettes. On dit que c’est les yeux qui mangent, avant la bouche. Pour cela, je suis en train de travailler, de voir dans quelle mesure on va promouvoir un plat au niveau mondial, à l’instar du ceebu jën, du yassa, devenus emblématiques, incontournables.
Comment collaborez-vous à cet effet avec le chef Touré, qui n’est pas en Guinée ?
On se parle réguilièrement au téléphone. Lors de son dernier séjour, il est passé plusieurs fois à l’école et au restaurant. On a travaillé ensemble. Effectivement, ce n’est pas évident, mais on échange beaucoup. Chacun travaille de son côté. Je fais des animations culinaires, 100 % avec les produits guineens. Je ressors les mets oubliés, les goûters de notre enfance: le kouti, le soumbara.
Un jour, j’ai invité des expatriés. J’ai pris le soumbara banane, le soumbara diaabérè, le sumbara poutè, sans mélanger avec l’huile. J’ai fait des petites sauces, coupé les bananes en rondelles. Avec des batonnets piquants (les cure-dents), ils trempent et mangent. Ce sont des idées comme ça que je veux valoriser, pour que les gens mangent nos plats avec aisance et qu’ils apprécient en disant: waouh, j’ai découvert quelque chose ! On a énormément de recettes, des bonnes recettes. Seulement, nous-mêmes les Guinéens, on les rejette sans le savoir. Juste un exemple sur le fonio, qu’on recommande de manger pour la santé. On dit: non, non, non, ça ne rassasie pas. C’est pour les malades.
Parce qu’on a tendance à confondre manger bien et manger lourd.
Voilà ! Maintenant, comment faire alors pour changer cette croyance ? Manger lourd n’est pas bon pour la santé. J’ai dit aux gens lors d’une conférence: mangez maintenant le riz importé, une fois malade, vous mangerez le fonio. Tout le monde a éclaté de rire.
Tous les vendredis, on fait le Friday fonio. Du fonio de l’entrée au dessert. Soit avec des plats que j’ai révisités, soit avec des plats traditionnels. Du fonio à la sauce souppou gherto, c’est le vrai plat traditionnel du Fouta: sauce tomate, poulet bicyclette. Quand on recevait des hôtes, c’est ce que nos mamans préparaient. Cette récette, on la fait tous les vendredis, l’alternant avec le maganyi. L’idée est venue de la Petite Damba qui produit du fonio. C’est comme le couscous que les Marocains font tous les vendredis.
L’entrée, c’est une salade de fonio à l’ananas (avec le concombre, l’oignon rouge, la tomate, le basilic, le persil et les feuilles de menthe). Des fois, je fais une petite sauce vinaigrette, à base de fruit de la passion qu’un jour les gens ont beaucoup aimé au cours d’une animation culinaire. J’ai rajouté de grenade, ça fait sucré-salé. On le déguste souvent avec les chips de patates douces.
Pour le dessert, c’est le fonio au lait de coco: c’est la noix de coco qu’on râpe; on extrait le lait et on fait cuire le fonio avec, en laissant mijoter. Tu mets un tout petit peu de sucre ou non. C’est onctueux, c’est 100 % naturel.
Sauf que la céréale se raréfie. Chez moi, à Timbi Tounni (Pita) par exemple, on la cultivait. Désormais, la culture de la pomme de terre, moins pénible et plus rapide, a pris le dessus. Vous n’auriez pas de difficultés d’approvisionnement ?
Non, on n’a pas ce problème. Seulement, le Guinéen lamda trouve que le fonio est devenu un luxe. Ça coûte plus cher que le riz. On travaille avec les producteurs qui sont là, mais, effectivement, ce n’est pas accessible à tout le monde. Mais on arrive à s’en sortir. Le fonio est exporté en plus. On a énormément baissé les bras dans la production du fonio.
C’est très laborieux. On dit souvent que le gagnant dans la chaîne de production, c’est le consommateur: le producteur déploie plus d’efforts qu’il n’en tire de bénéfices, enfin quand ce n’est pas mécanisé.
Effectivement, tous ces problèmes-là sont posés. Ils sont en train quand-même – l’Aguipex par exemple [Agence guinéenne de promotion des exportations], de voir si on peut trouver des machines pour produire plus. Le fonio est beaucoup consommé maintenant, même dans les grands restos: aux Etats-Unis, en France, ça commence.
Entretien réalisé par
Diawo Labboyah Barry