En enquêtant sur les opérateurs de la propagande russe au Sahel, Reporters sans frontières (RSF) a découvert un mystérieux “expert” russe installé en France depuis près de 30 ans. Hyperactif sur les réseaux sociaux, Oleg Nesterenko est également parvenu à faire publier ses analyses reprenant tous les classiques de la propagande russe dans les médias d’une trentaine de pays. Personnage aux multiples facettes et au parcours énigmatique, il s’est érigé en entrepreneur de l’influence russe à l’international.
La manipulation des perceptions comme obsession. Lorsqu’il est connecté, Oleg Nesterenko relaie avec frénésie tout élément, vérifié ou non, susceptible d’alimenter les discours favorables au pouvoir russe : images truquées comme celle de la tombe d’un soldat ukrainien sur laquelle sa mère aurait fait inscrire “mobilisé illégalement”, aveux forcés de soldats captifs, terminologie du Kremlin… Ses contenus révèlent une parfaite maîtrise des codes de la fabrique des opinions et du narratif poutinien. Inconnu et invisible dans les médias avant le déclenchement de l’invasion à grande échelle en Ukraine en février 2022, il est parvenu, depuis la France où il réside, à s’imposer comme un entrepreneur de l’influence russe à l’international. Au total, RSF a retrouvé sa signature dans des médias de près d’une trentaine de pays, principalement africains.
En Europe, sa pénétration dans l’espace médiatique reste limitée à des relais notoires de la propagande russe, tel que le site Pravda.ru – vitrine locale du complotisme et de la désinformation, connue pour avoir annoncé la découverte d’extraterrestres et d’ossements humains sur Mars –, ou le site du défunt journal France-Soir qui a perdu son agrément de service de presse en ligne pour son traitement de la pandémie de Covid-19. Mais en Afrique, son succès est bien plus important. D’Alger à Libreville, en passant par Cotonou, Abidjan ou Ouagadougou, les analyses d’Oleg Nesterenko ont été publiées sur une myriade de sites d’information d’Afrique francophone, nouveau signal de l’appétit grandissant des opérateurs d’influence pro-Kremlin sur le continent, à mesure que la diplomatie officielle s’y renforce.
D’après les mails en série adressés à différentes rédactions et consultés par RSF, cet “expert” autoproclamé propose ses analyses gracieusement. En mars 2023, après l’émission d’un mandat d’arrêt international contre Vladimir Poutine, il démarche par exemple une rédaction et écrit vouloir informer les lecteurs “pour qu’ils ne soient pas victimes de la manipulation médiatique atlantiste”. “Quand je lis, c’est de l’influence, il faut faire attention”, concède Judicaël Zohoun, directeur du site d’information 24h au Bénin, qui a tout de même publié deux de ses articles. Même succès sur une quinzaine de sollicitations chez Wakat Séra, un site d’information réputé au Burkina Faso. Comme tous les journalistes et responsables de publication contactés lors de cette enquête, le fondateur de ce média reconnaît ne connaître l’auteur “ni d’Ève ni d’Adam”, mais affirme tenir une ligne éditoriale ouverte à toutes les opinions.
Boutcha, une “mise en scène criminelle du régime de Kiev”
Des articles qui ont le bon goût de la gratuité, mais la mauvaise odeur de la propagande déguisée. Dans le journal hebdomadaire nigérien L’Éclosion, l’“expert” affirme, en octobre 2023, que la domination du dollar et l’affaiblissement de l’Union européenne par les États-Unis sont à l’origine de la guerre en Ukraine, sans jamais mentionner l’invasion du pays par des troupes venues de Russie. Le “prétendu” massacre de Boutcha – une série de crimes de guerre commis par les forces armées russes en février et mars 2022, largement documentés – ne serait, selon lui, qu’une “mise en scène criminelle constituée par le régime de Kiev, très certainement à la demande de leur curateur outre-Atlantique”, écrit-il encore dans le quotidien La Nouvelle République d’Algérie, en novembre 2023. L’inversion accusatoire : une technique classique de manipulation de l’opinion dont il fait un usage régulier, comme lorsqu’il écrit sur le site complotiste français Les Moutons enragés que “seule la Fédération de Russie peut réellement garantir la paix sur le territoire de l’Ukraine”, posant l’État agresseur en arbitre, voire en pacificateur.
« Occident décadent, Ukraine nazie et vassale de l’OTAN, Russie forte et protectrice, saturation de l’espace informationnel, fabrication du doute, inversion accusatoire, relativisme moral… Sous couvert d’une posture d’expert prétendument neutre, cet entrepreneur d’influence mobilise l’ensemble de la logorrhée et des tactiques de manipulation développées par le Kremlin dans le cadre de sa guerre hybride. Nous appelons les médias dignes de ce nom à ne pas céder aux sirènes d’analyses gratuites qui dissimulent une stratégie parfaitement rodée de déformation des faits, de désinformation et de fabrique de l’opinion au service d’un régime criminel », a déclaré Arnaud Froger, Responsable du bureau investigation de RSF
Contacté par RSF, Oleg Nesterenko affirme s’être lancé seul, sans être rémunéré par aucun commanditaire, estimant avoir dû “sortir de sa réserve pour apporter la connaissance de la réalité face à la perversion et à la désinformation qui flambe de manière exponentielle sur le territoire de l’Occident”.
Si la manipulation de l’information à des fins idéologiques se fait plus subtile dans les “analyses” publiées par les médias, elle s’exprime avec moins de retenue sur les réseaux sociaux, où Oleg Nesterenko s’est mué en stakhanoviste de la propagande et de la désinformation. Selon notre décompte, rien qu’en mars 2025, il a publié au moins 700 contenus sur ses principaux canaux de diffusion : LinkedIn, une chaîne Telegram baptisée “Informations alternatives” et un groupe Facebook du même nom traitant de la guerre en Ukraine, suivi par plus de 145 000 membres, son audience la plus importante à ce jour. Drone affublé de croix gammées présenté comme appartenant aux forces ukrainiennes, poupée Barbie dotée d’une prothèse aux couleurs du pays envahi qui est une pure invention de l’intelligence artificielle… “Je partage des choses que je trouve intéressantes, se justifie-t-il. Je n’ai pas le temps de vérifier.” Le vernis de “l’expertise” semble avoir été dissous.
Pour Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et spécialiste de l’influence russe, l’homme présente “les traits du micro-entrepreneur d’influence et de désinformation” qui espère “tirer des dividendes matériels ou symboliques de sa production de très nombreux contenus reprenant les éléments de langues et récits officiels russes”.
Simple patriote zélé ? Agent d’influence ? RSF a enquêté sur le parcours aussi énigmatique et fragmenté d’Oleg Nesterenko. Arrivé en France à la fin des années 1990, il se présentait alors, selon un de ses amis de l’époque, comme un “déserteur” ayant fui la mobilisation pour la guerre en Tchétchénie. Lui dément catégoriquement, affirmant être parti “par envie de voyager” après la fermeture de l’école militaire des forces de missiles stratégiques où il étudiait en Russie. Sans formation académique connue, il travaille comme traducteur dans le cadre d’un projet d’anthropologie. Il parvient à s’y faire une place aux côtés de Sergueï Gorbenko, un chirurgien ukrainien spécialiste de la reconstruction faciale. Leur collaboration s’interrompt brutalement au début des années 2000.
Pourfendeur de l’“Ukronazie” et revendeur d’insignes SS
En 2002, il prend la tête du Centre de commerce et d’industrie européen, une association qui affichait être directement soutenue par la Chambre de commerce et d’industrie de Russie. Installée en France, elle est censée développer les relations d’affaires entre les deux pays. Oleg Nesterenko parle couramment français, mais sa présence à la tête de cette structure à l’âge de 23 ans, sans diplôme connu et avec pour seule expérience quelques projets dans le domaine de l’anthropologie, interpelle.
Sa passion pour les reliques du Troisième Reich également. Celui qui justifie l’invasion d’un pays qu’il qualifie volontiers d’“ukronazi” est aussi collectionneur et revendeur d’artefacts militaires, principalement de la seconde guerre mondiale, et surtout allemands, comme l’a découvert RSF. Son site spécialisé propose un large catalogue, allant de la boîte d’allumettes “Ein Volk, ein Reich, ein Führer”, devise du régime nazi, vendue 35 euros, à la casquette Waffen SS présentée comme “très rare”, proposée à 1 390 euros, en passant par divers insignes militaires et timbres à l’effigie d’Hitler. Le site précise “condamner l’apologie de tous partis extrémistes” et l’intéressé assume une “activité saine et autorisée”.
Acheteur, revendeur, Oleg Nesterenko a aussi une réputation de faussaire selon plusieurs collectionneurs. Contacté par RSF, Jordan Proust, administrateur d’un forum spécialisé sur lequel Oleg Nesterenko tente de vendre ses objets, affirme bien connaître cet “arnaqueur” qui “achète des faux et les revend à prix d’or”. L’homme dit avoir reçu de nombreux signalements et l’avoir banni à plusieurs reprises de sa plateforme. Connu sous différents pseudonymes, tels que “Militarior”, ou “Schellenberger” – peut-être en référence au maître espion nazi Walter Schellenberg –, “il sévit sur tous les sites depuis une dizaine d’années”, confirme un collectionneur contacté par RSF. “Du baratin” selon Oleg Nesterenko qui assure bénéficier de “99 % d’avis positifs” et même de vendre certaines pièces à des “musées de renommée mondiale”.
Sur les bancs de l’INSEEC, une école de commerce parisienne où il a enseigné de 2008 à 2022, l’homme n’a pas non plus laissé un souvenir impérissable. Si les premières années semblent s’être déroulées normalement, les nombreux témoignages obtenus par RSF décrivent une radicalisation progressive. Contactée, l’école affirme qu’il n’a plus de cours depuis 2022, en raison de “problèmes de comportement” et sur fond de “propagande pro-russe permanente”. Censé enseigner la négociation et les marchés mondiaux, “il ne parlait que de politique et de réussites économiques de la Russie pendant ses cours, ce qui était nuisible pour l’enseignement des étudiants”. Oleg Nesterenko assure de son côté être parti dans le cadre d’une restructuration et avoir désormais “d’autres chats à fouetter”.
Ses anciens élèves contactés par RSF décrivent un personnage à la fois “brillant”, “intelligent”, mais aussi “haut en couleur”. L’un d’eux se souvient avoir découvert sur les réseaux sociaux les “contenus abjects” et la “propagande” publiés par son enseignant sur le conflit en Ukraine. Pour débuter ses cours de négociation commerciale, il proposait une version qu’il qualifiait lui-même de “hard”, n’hésitant pas à évoquer des pratiques controversées, comme “l’achat de mails en masse”, rapporte un étudiant. Oleg Nesterenko donnait l’impression de n’avoir “aucun scrupule à utiliser tous les moyens disponibles pour remplir ses objectifs”, analyse un autre.
Au point d’intégrer pleinement les membres de sa famille dans son entreprise d’influence ? En septembre 2024, ces derniers sont mis à l’honneur sur un site pro-Kremlin en Crimée occupée – antenne du journal russe Moskovsky Komsomolets dont le propriétaire est sous sanctions dans plusieurs pays européens. La femme d’Oleg Nesterenko y confie, photos à l’appui, que leurs enfants écrivent des lettres aux soldats russes envoyés sur le front. Pendant que papa tente de vendre un préservatif de soldat SS, “une pièce exceptionnelle et bien symbolique”, pour 49 euros ou le livre recueil des notes de Joseph Goebbels, propagandiste en chef d’Adolf Hitler, pour 85 euros, son fils de âgé de 10 ans écrit ceci à un “Cher soldat” : “Quand je regarde les infos, les larmes me viennent aux yeux. Le soldat russe est le meilleur soldat. Avant de conclure : Aujourd’hui, ce sont d’autres fascistes : les Ukrainiens. Il faut aussi s’en débarrasser. Au revoir. »
Arnaud Froger
Haïfa Mzalouat
Avec la collaboration de Lesia Dubenko, journaliste politique ukrainienne