Mes amis, accrochez vos ceintures et resserrez vos boubous : aujourd’hui, nous allons plonger sans gilet de sauvetage dans les eaux troubles de notre chère Guinée, là où l’absurde fait la circulation et où l’inacceptable a pris un abonnement illimité. À Fakoudou !

Lentement, une étrange normalité commence à s’installer ici, comme une moisissure qui s’étend d’abord dans les coins, puis finit par tapisser tout le mur. On s’habitue à l’arbitraire qui circule en ville sans plaques, aux disparitions qui se glissent dans la nuit comme des ombres mal élevées, à l’injustice qui traverse les carrefours en klaxonnant, à l’opacité qui épaissit l’air jusqu’à lui donner un goût sulfureux. Et, peu à peu, quand l’habitude finit par tirer une chaise, croiser ses jambes et s’inviter à notre table, on l’accepte. On commence à trouver normal ce qui devrait nous gifler dès le matin. C’est ainsi que les sociétés ne sombrent pas dans un vacarme spectaculaire, mais dans un glissement discret vers la résignation, une accoutumance progressive à l’inacceptable. Telle est aujourd’hui la Guinée : un pays où l’exception devient routine, où l’anormal se déguise en quotidien et où la résignation devient la seule langue nationale. Wallahi !

Je marchais ce soir-là avec « le baobab ambulant », l’homme qui jurait qu’il était né sous un fromager à Kaloum… un fromager qui, paraît-il, souffrait encore de douleurs à l’accouchement. Le même géant qui tombait amoureux de femmes plus larges que leurs propres ombres, et qui détestait les bananes parce qu’elles lui rappelaient ses années de régime. Un philosophe du grin. Un poète du banc public. Un spécialiste du mensonge sincère. À fakoudou !

Il me glissa, dans un souffle parfumé au gingembre :

‐ Mon frère, il faut que tu voies un marabout. Pas n’importe lequel ! Celui-ci, Wallahi, il a la 4G avec le bon Dieu. Peut-être même la fibre optique céleste. Il va te régler Simandou, Conakry, la transition et même ton avenir sentimental.

J’ouvris un œil sceptique, l’autre restant fermé à cause de la poussière. Je suis sceptique par nature ‐ c’est pourquoi, je change souvent de métier, d’avis et parfois même d’adresse, pour échapper aux créanciers. À fakoudou !

Mais le géant insista, comme quelqu’un qui a pris un engagement militaire à l’insu de sa volonté :

‐ On y va !

Et il m’entraîna dans un labyrinthe de raccourcis si longs qu’ils méritaient plutôt le nom de rallongis. Nous tournions comme une décision administrative. Après une heure perdue, nous tombâmes enfin devant une bâtisse qui penchait comme si elle réfléchissait profondément à la faisabilité d’un grand projet minier.

‐ C’est ici ! murmura mon colosse. Surtout, ne parle pas trop. Il voit tout. Il entend tout. Il sent tout. Il est tellement fort qu’il voit même ce qui est classé secret-défense. Wallahi ! Il Chen fout !

Il souleva une natte fatiguée faisant office de porte et me fit entrer.

‐ Salamalékoun !

Un monstre de corpulence, un vrai Bouddha de son quartier, assis sur un tapis plus usé qu’un discours de campagne…il éteignit la télé‐un gigantesque appareil bardé de câbles multiformes. Hé Kéla !

‐ Grand frère, voici un autre grand frère, dit le géant. C’est Lynx. On lui a volé son carnet de notes, sa dignité et un peu son optimisme.

Le marabout leva la main comme un contrôleur aérien.

‐ Ce n’est rien, je vois déjà tout. C’est Dieu qui m’a donné ça. Sinon, comment j’allais avoir 17 villas, 11 voitures, 6 femmes et 4 fiancées officielles ? Dit-il en se curant l’âme.

Il entra brusquement en transe : hoquets, grognements, vibrations du ventre genre haut-parleur chinois. Même la bâtisse fit « hmm » comme subjuguée. Puis, il déclara :

‐ Je vois, je vois… beaucoup de choses. Trop de choses !

Le géant me pinça :

‐ Tu vois qu’il voit tout ?

Le marabout poursuivit :

‐ Je prédis que Simandou va enfin être exploité et que personne ne verra les contrats pendant des années.

– Je prévois qu’on demandera : « Où sont les documents ? » Et que les documents répondront : « On est secrets. On est timides. On est à l’abri de vos regards indiscrets. »

-Je prévois que le port en eau profonde n’aura pas d’eau profonde, et que l’eau profonde dira qu’elle n’a pas de port.

-Je prévois que les minéraliers attendront en haute mer comme des pigeons sur une branche.

– Je prévois que le fer partira, mais que l’argent… lui, fera demi-tour.

– Je prévois que la bauxite va continuer à sortir comme un enfant mal élevé. Je prévois que l’or partira aussi, mais que le peuple restera pauvre comme une chèvre anorexique.

‐ Je prévois qu’on annoncera 15% d’actions gratuites… Alléluia ! C’est gratuit comme la pluie, mais ça ne mouille que ceux qui sont en dessous.

‐ Je prévois que Baowu viendra avec beaucoup d’argent… mais que même la Banque mondiale demandera : « Où sont passés les 99 millions de dollars ? »

Il fit une pause, régla son souffle, puis repartit :

‐ Je prévois que certaines sociétés doivent payer l’État mais ne paieront rien. Je prévois qu’EDG doit tellement d’argent que même les barrages sont en dépression saisonnière.

‐ Je prévois que la Guinée attend Simandou comme le bouc attend d’être plus grand que l’éléphant. À fakoudou !

Je voulais l’arrêter, mais il continua comme une radio soviétique alimentée par un groupe électrogène :

‐ Et je prévois surtout que toi… toi, oui toi… tu vas enfin avoir ton décret. MAIS tu vas devoir m’apporter une vache, dix pintades et cent colas blanches. C’est ton sacrifice. Pas plus ! Je suis un homme simple.

C’était le moment du paiement. Le fameux MAIS. Celui qui vide le portefeuille.

Je me levai, promettant la lune, les étoiles et tout le cheptel du Foutah.

Au retour, le géant, fier comme un gbassikolo, me dit :

‐ Tu as vu qu’il est fort ? Il ne regarde même pas la télé et ne se connecte jamais pour savoir ce qui se passe ! À fakoudou !

Sambégou Diallo

Billet

Un chat m’a conté

Un bouc demanda un jour une dette à un éléphant : « Je te rembourserai quand je serais grand », promit-il au pachyderme. Un an après, rien. À la troisième année, inquiet, l’éléphant consulta un marabout. Et le marabout, péremptoire comme un rapport du FMI, conclut : « Tu ne seras jamais remboursé. Ton bouc a la taille d’un bouc, et un bouc ne peut pas être plus grand que ton vieux bouc ! Alors si tu attends qu’il atteigne ta taille, tu peux prendre un hamac. »

Tout ceci doit nous rappeler que, tant que nous n’aurons pas la taille d’un vrai État, nous n’aurons que le bruit du train…sans le contenu du wagon. C’est d’ailleurs le constat poli ‐ mais ferme ‐ des institutions de Bretton Woods : pour tirer réellement profit du Simandou, il faut un État adulte, outillé, transparent, capable de gérer ses ressources et de rendre des comptes. Autrement dit, il faut cesser d’être un bouc bureaucratique qui promet de grandir, mais qui, chaque année, revient avec la même taille institutionnelle, la même ossature administrative et les mêmes réflexes opaques. Un État qui refuse de grandir ne peut ni exploiter Simandou pleinement ni convaincre les éléphants du monde financier de lui refaire confiance.

SD