L’agence Ecofin a rencontré Jack Cable, membre du groupe d’étudiants de Stanford qui travaille au sein de l’Observatoire d’internet de l’université, spécialisé dans la recherche sur les dommages causés par Internet, y compris la désinformation. En collaboration avec une équipe de diplômés en politique internationale, Jack Cable a participé à des enquêtes liées aux escroqueries financières au Nigeria et à la désinformation autour des élections américaines de 2020. Récemment, avec l’observatoire d’internet de Stanford, il a publié les résultats d’une enquête sur un réseau de pages Facebook lié au parti au pouvoir, en Guinée, et susceptibles d’influencer l’opinion en faveur du président Alpha Condé. Il a accepté de revenir sur cette enquête pour l’agence.

Agence Ecofin : Pourquoi avez-vous voulu enquêter sur la Guinée ?

Jeff Cable : A cause de l’importance des prochaines élections et du récent référendum constitutionnel, nous voulions savoir si les médias sociaux étaient utilisés pour influencer malicieusement l’opinion des électeurs. Après avoir cherché sur Facebook et Twitter des messages de soutien à Alpha Condé et à son parti, nous avons finalement trouvé un groupe de pages qui semblaient coordonner leur activité de publication pour soutenir Condé.

À votre avis, quel est le potentiel de nuisance de ce réseau de pages ?

Le problème que nous voyons avec ces pages est qu’elles ne sont pas communiquées de manière transparente comme étant gérées par le Rassemblement du Peuple Guinéen (RPG). Pour la plupart des personnes qui consultent les pages et leurs messages, ils semblent postés par des Guinéens moyens qui soutiennent Alpha Condé. Nous pensons que les gens interpréteraient ces pages de manière très différente s’il était plus clair que les personnes qui publient ces messages sont payées par le RPG pour le faire.

Avez-vous remarqué des activités répréhensibles de la part du réseau de fausses pages guinéennes au cours de votre enquête ?

Bien que nous n’ayons pas observé un faux contenu sur les pages, il était clair qu’il s’agissait d’un effort coordonné pour diffuser une propagande en faveur du président Alpha Condé. Sur les 94 pages Facebook que nous avons étudiées, beaucoup d’entre elles ont coordonné leurs publications pour partager le même contenu, en même temps. De plus, beaucoup de personnes qui administraient ces pages n’utilisaient pas leurs vrais noms, mais des pseudonymes comme « Alpha le Démocrate ». Tout cela mis bout à bout permet d’obtenir un réseau opaque de pages qui a un réel potentiel pour influencer l’opinion des électeurs guinéens.

Dans une perspective plus large, que pensez-vous de l’augmentation du nombre de fausses pages qui tentent d’influencer l’opinion publique en Afrique ?

À l’Observatoire Internet de Stanford, nous avons étudié à la fois les opérations nationales (comme notre étude ici en Guinée) et les campagnes étrangères, comme les opérations d’influence russes visant la République centrafricaine, la République démocratique du Congo, Madagascar, le Mozambique et le Soudan. De nombreuses opérations de désinformation en Afrique ont été attribuées à des acteurs nationaux et étrangers. Nous sommes au courant de ces opérations en partie parce que Facebook et Twitter sont de plus en plus transparents sur les activités non authentiques qu’ils découvrent, et qu’ils s’associent à des chercheurs pour mieux comprendre ces activités. Une tendance que nous constatons est que les gouvernements sous-traitent leurs campagnes de désinformation à des acteurs tiers. Par exemple, une récente campagne de désinformation ciblant le Nigeria et annihilée par Facebook était une opération nationale, mais sous-traitée à une entreprise israélienne. On remarque également, sur le continent en général, une tendance à abandonner les campagnes qui utilisent des nouvelles carrément fausses, au profit d’un contenu hyper partisan. C’est le cas en Guinée, par exemple, avec les pages du RPG qui ne publient pas nécessairement un contenu faux, mais plutôt un contenu diviseur destiné à influencer la perception que les gens ont d’Alpha Condé.

Y a-t-il d’autres pays du continent qui vous intéressent en matière de manipulation de l’opinion via les réseaux sociaux ?

Nous sommes particulièrement intéressés par l’étude d’autres pays francophones d’Afrique de l’Ouest, comme la Côte d’Ivoire et le Mali.

Comment pensez-vous que les gouvernements africains devraient lutter contre la désinformation sur les réseaux sociaux ?

Étant donné que ces campagnes sont souvent liées aux partis gouvernementaux au pouvoir, il est souvent difficile de savoir si les gouvernements sont même incités à lutter contre la désinformation. La manière la plus efficace de lutter contre la désinformation est de préparer les gens. Les gouvernements peuvent fournir aux gens les ressources nécessaires pour développer la culture numérique et examiner les sources des messages sur les médias sociaux. Cela peut être particulièrement efficace dans les écoles, afin de permettre aux enfants de développer ces compétences dès leur plus jeune âge. Dans le même temps, nous recommandons de ne pas adopter de lois qui criminalisent la diffusion de fausses informations ou de désinformation sur les médias sociaux. Bien qu’un certain nombre de pays aient établi des lois de ce type, ces lois associent des sanctions pénales à un sujet intrinsèquement subjectif. Le risque que de telles lois soient utilisées à des fins malveillantes, comme l’emprisonnement d’activistes politiques, est trop élevé.

Selon vous, qu’est-ce qui empêche Facebook et les autres réseaux sociaux d’offrir une réponse efficace au phénomène ?

Nous voulons qu’il soit clair que Facebook a bien enquêté sur ce réseau, et qu’il a déterminé qu’il n’avait pas atteint le seuil de comportement inauthentique coordonné. Nous pensons cependant que ces pages et ces profils ont violé plusieurs des politiques de Facebook, comme par exemple en n’utilisant pas les vrais noms des personnes, Facebook n’a pas considéré que cela corresponde à un comportement suffisant pour supprimer les comptes. Selon nous, Facebook devrait adapter ses politiques et ses mesures pour tenir compte de cas comme celui-ci, où les médias sociaux sont utilisés de manière opaque pour diffuser de la propagande. Même si cela n’est pas aussi clairement défini que les opérations de désinformation traditionnelles (les faux comptes russes par exemple), il est clair que le potentiel de préjudice est réel.

Pensez-vous qu’il sera plus compliqué en Afrique de lutter contre l’influence et la désinformation des fausses pages et des faux comptes sur les réseaux sociaux ?

De nouvelles formes de réponses seront nécessaires pour lutter contre les opérations des médias sociaux telles qu’elles se présentent. Nous avons mis en évidence une zone grise dans les politiques actuelles de Facebook qui ne tient pas compte des cas comme de la Guinée, où un parti politique paie des individus pour qu’ils publient des messages de soutien. Cette couche de complexité supplémentaire obligera les plateformes comme Facebook à réévaluer leurs politiques actuelles. Bien entendu, les plateformes de médias sociaux ne peuvent à elles seules résoudre ce problème : en fin de compte, nous avons besoin d’une collaboration continue entre les plateformes, les chercheurs et les groupes locaux de la société civile pour nous défendre contre ces campagnes au fur et à mesure qu’elles se présentent.

Propos recueillis Servan Ahougnon