J’ose le dire : qui se fait le serviteur aveugle d’une communauté aveugle, ou aveuglée, comme le sont tous les États d’aujourd’hui, où quelques hommes généralement incapables d’embrasser la complexité des peuples, ne savent que leur imposer, par le mensonge de la presse et le mécanisme implacable de l’État centralisé, des pensées et des actes conformes à leurs propres caprices, leurs passions et leurs intérêts, celui-là ne sert pas vraiment la communauté, il l’asservit et l’avilit, avec lui. Qui veut être utile aux autres doit d’abord être libre.

De libres âmes, de fermes caractères, c’est ce dont le monde manque le plus aujourd’hui… L’homme s’est lentement dégagé du limon chaud de la terre. Il semble que son effort millénaire l’ait épuisé : il se laisse retomber dans la glaise ; l’âme collective le happe ; il est bu par le souffle écœurant de l’abîme… Allons, ressaisissez-vous, vous qui ne croyez pas que le cycle de l’homme soit révolu ! Osez-vous détacher du troupeau qui vous entraîne ! Tout homme qui est un vrai homme doit apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul pour tous, — et, au besoin, contre tous. Penser sincèrement, même si c’est contre tous, c’est encore pour tous. L’humanité a besoin que ceux qui l’aiment lui tiennent tête et se révoltent contre elle, quand il le faut. Ce n’est pas en faussant, afin de la flatter, votre conscience et votre intelligence, que vous la servirez ; c’est en défendant leur intégrité contre ses abus de pouvoir : car elles sont une de ses voix. Et vous la trahissez, si vous vous trahissez. »

Romain ROLLAND

(Introduction du roman Clerambault – 1920)