A l’issue du conseil des ministres du 10 mars, le président de la Transition a invité chaque membre du gouvernement à mettre en valeur 50 hectares de riz. Louable est l’intention du colonel Mamadi Doumbouya, mais l’honnêteté et la franchise m’obligent de dire que cette invite est contre-productive en tous points de vue. Je suis un petit exploitant agricole depuis 2002. Je sais de quoi je parle.
On ne force pas quelqu’un à être agriculteur. Il fera semblant de faire l’agriculture. Il ne sera jamais agriculteur. Au contraire, il occupera les terres inutilement, privant les vrais exploitants traditionnels de domaines fertiles. Conséquence: risques de détournements de deniers publics, d’injustice et de frustrations en milieu rural.
À la fin des années 1990, le président-paysan, Lansana Conté, a sommé ses ministres de faire l’agriculture. Il a récolté une comédie. En conseil des ministres, pour vérifier, il a interrogé les membres du gouvernement sur l’adresse de leurs exploitations agricoles. Certains parmi eux ont dû se chercher des domaines à la périphérie de Conakry. Beaucoup de ces ministres n’ont pas planté un seul arbre fruitier. Certains ont transformé leurs domaines en lieu de chasse aux agoutis, des domaines aujourd’hui en friche, privant les pauvres paysans d’espace cultivables.
Simple cadre d’une société privée, pour voisins trois anciens ministres de Lansana Conté, je suis le seul dans la zone à valoriser cinq hectares : près de trois cents palmiers et deux cents manguiers depuis 2009. Aucun de mes voisins de ministres d’alors n’a daigné planter une bouture de manioc. Pourtant, chacun racontait au Président Conté que sa plantation donnait bien. La même initiative du chef de l’État d’alors a été élargie aux préfets. Pire : certains de ces administrateurs territoriaux ont abandonné bureau et administration pour se livrer, par démagogie, à une activité qui ne leur ressemblait guère. Conséquence : des pauvres paysans dépossédés de leurs terres, restées finalement abandonnées. « Tirons les leçons de nos erreurs », dit le Colonel Doumbouya, au lendemain de sa prise du pouvoir. Son propos que j’ai salué est encore gravé dans ma mémoire.
Dans les préfectures voisines de la capitale Conakry, le prix d’un hectare à l’état sauvage se négocie entre 60 millions et 300 millions de francs guinéens. Au minimum, 50 hectares coûtent trois milliards. La valorisation d’une telle superficie requiert des moyens de production et des forces productives coûteux. Questions : Comment nos ministres, chargés de gérer la Transition, vont trouver le financement d’une activité qui est le cadet des soucis de plus d’un ? D’où viendra l’argent pour acquérir les domaines et les exploiter de manière exemplaire ? Ne serait-ce pas la porte ouverte aux détournements des fonds publics pour des activités privées et aux lendemains incertains ? Évitons de commettre les erreurs de nos aînés !
Comment voulons-nous que nos ministres fassent l’agriculture qui n’est pas leur métier, censés qu’ils sont avoir un quotidien chargé, avec tous les défis de la Transition ? Si nos ministres sont partagés entre leurs fonctions et la pratique de l’agriculture, notre Transition risque d’échouer. Le Colonel Doumbouya est sans doute mû par de bonnes intentions. Mais il s’est trompé en faisant cette invite aux membres du gouvernement. Je me fais le devoir de l’informer que des dizaines d’hectares de certains anciens ministres de Lansana Conté, sommés de faire l’agriculture, sont abandonnés à l’état sauvage depuis plus de 20 ans. Certains de ces domaines sont sources de feux de brousse qui déciment les plantations voisines, fruit des années du labeur de modestes exploitants et de pauvres paysans. J’en ai été victime à trois reprises. Je sais de quoi je parle.
Quelques suggestions au Président de la Transition
Renoncez à votre invite à chaque ministre à cultiver 50 hectares de riz. Ils ne le pourront pas. Ils ne le feront pas. Au contraire, l’occasion sera donnée à certains, avec le concours des préfets, des élus locaux et des DAF, de déposséder de braves paysans de leurs terres ancestrales et nourricières pour les affecter à des gens qui en feront des lieux de villégiature, dans le meilleur des cas.
À chacun son travail, selon son profil. Il est plus judicieux de promouvoir l’agriculture : mettre en place des structures de financement et d’assistance technique à nos paysans, moderniser les pratiques culturales, rentabiliser la production agricole. L’agriculture doit rester l’affaire des paysans et des citadins qui veulent bien s’y investir. C’est la meilleure voie de restituer à l’agriculture et au paysannat leur noblesse.
Alors, l’exode rural diminuera et nos villages seront des pôles d’attraction des bras valides, voire des retraités. Tirons les leçons de nos échecs. Osons dire ce que nous pensons à nos dirigeants. Nos applaudissements démagogiques induisent en erreurs nos chefs. Raisonnons pour bien servir notre pays.
Les ministres ont beaucoup à faire. En plus, ils ne savent pas faire l’agriculture. Qu’ils s’occupent exclusivement de la gouvernance de la Transition. Que nos paysans sortent de la précarité en les aidants à faire la seule chose qu’ils savent faire : l’agriculture. Le vrai développement de la Guinée passe par-là, par eux. Merci mon Colonel pour votre belle intention. Mais, non, merci, nos ministres ne sont pas élus pour faire l’agriculture. Vous les avez choisis pour vous aider à conduire la Transition. Qu’ils restent dans cette noble et exaltante mission.
I.J Keita