Les dernières élections législatives au Sénégal ont été marquées par un fort taux d’abstention et l’expression d’une maturité politique peu commune du corps électoral. L’abstention est liée certainement à un manque de confiance réel des citoyens à l’égard des institutions chargées de réguler le jeu démocratique qui leur paraît de plus en plus biaisé. Toutefois les électeurs qui ont accepté de se déplacer ont délivré à la classe politique un message de défiance en refusant d’accorder la majorité à l’une ou l’autre des coalitions qui étaient en compétition.
A cet égard, après avoir réduit le nombre de députés de la coalition au pouvoir de 125 à 82 et octroyé à la coalition de l’opposition 80 députés, le corps électoral a partagé entre trois partis les trois sièges restants sur un total de 165. Ces résultats constituent incontestablement un camouflet pour la coalition Benno Bokk Yaakaar.
Cette situation a connu, quelques jours après la publication des résultats, une notable évolution avec l’annonce unilatérale par monsieur Pape Diop, leader du troisième parti Benno Bokk Guiss Guiss, de sa prochaine adhésion au groupe parlementaire qui sera mis en place par la coalition au pouvoir. La décision permet au Président de la République de pouvoir disposer d’une majorité à l’Assemblée Nationale.
Toutefois, même si l’existence de cette majorité ne devrait pas changer fondamentalement la nature du débat politique qui tire sa source de l’épineuse question du 3è mandat, elle aura l’avantage de rassurer, dans ces moments d’instabilité internationale, les partenaires locaux et étrangers, sur la fiabilité des engagements du Sénégal.
Dans l’interprétation de ces résultats, certains observateurs ont pensé que le corps électoral a sanctionné le Président de la République pour n’avoir pas clarifié sa position sur le 3è mandat, alors que pour d’autres, les électeurs ont voulu dénoncer l’usage excessif de ses pouvoirs au détriment de l’Assemblée Nationale.
Cependant, quelles que soient les appréciations qu’on peut avoir sur les élections législatives, le dilemme auquel le Sénégal est toujours confronté est de savoir s’il est convenable que Macky Sall se représente pour une troisième fois à la présidentielle et s’il est raisonnable de lui refuser le 3è mandat tout en laissant à son successeur la possibilité d’user des mêmes pouvoirs tentaculaires qu’on lui conteste aujourd’hui.
Autrement dit, la solution ne sera-t-elle pas d’établir de nouvelles règles du jeu conformes à l’aspiration du peuple et acceptées par tous les acteurs politiques ? Ces nouvelles règles du jeu découleraient de la constitutionnalisation d’un système politique caractérisé par un réel équilibre des pouvoirs entre l’Exécutif, le Législatif et le Judiciaire.
A cet égard, un groupe d’éminentes personnalités sénégalaises a pensé qu’on pouvait atteindre ce résultat en lançant un « appel pour l’actualisation et l’application effective des conclusions des assises nationales » publié dans Sénéplus du 28 juillet 2022.
Le 3è mandat de la discorde
Dès son accession au pouvoir, le Président Macky Sall, bénéficiaire du grand mouvement de solidarité des partisans de l’adoption des conclusions des Assises Nationales, avait voulu marquer la conscience des Sénégalais grâce à de multiples prises de position saluées haut et fort par le peuple qui l’avait élu à 65% des suffrages exprimés. Ainsi, il déclara solennellement que désormais la doctrine était «la patrie avant le parti» et beaucoup plus tard, il affirmait que dans aucune circonstance, il n’envisageait de faire un 3è mandat. A cet égard, afin de montrer sa bonne foi, il indiqua dans une interview que pour mettre fin à la polémique sur le troisième mandat, il avait suggéré aux rédacteurs de la révision constitutionnelle de préciser que « Nul » ne pouvait faire plus de « deux mandats consécutifs ».
Toutefois, ce qui semblait être verrouillé pour le commun des mortels ne l’était pas pour les juristes et politologues spécialisés en matière constitutionnelle. Ainsi, le Professeur Babacar Guéye attira très tôt l’attention des lecteurs de la constitution sur l’inexistence de dispositions transitoires dans la nouvelle mouture constitutionnelle indiquant que le premier mandat du Président faisait partie du décompte. Ce qui allait ouvrir une brèche pouvant permettre à ceux qui voudraient que le Président Sall se représente de soutenir que son premier mandat commençait après sa seconde élection pour un mandat de 5 ans. Par contre, le Professeur Maurice Soudieck DIONE estime de son côté que la constitution, en faisant référence au terme « mandat » sans autre précision liée à sa durée, exprime une position nette et précise. Par conséquent, si nul ne peut soutenir que les 7 ans effectués par Macky Sall à la tête de l’Etat ne constituent pas un mandat, la disposition constitutionnelle doit être considérée comme claire et ne nécessitant aucune interprétation particulière.
Ces deux positions, l’une mettant l’accent sur une interprétation strictement juridique, l’autre se fondant sur une approche de sciences politiques, introduisent un débat fondamental entre la légalité et la légitimité de l’acte envisagé. Toutefois, ces deux positions aussi défendables l’une que l’autre ne prennent pas en compte le fait que le rejet du 3è mandat est intimement lié à la peur qu’inspire la perpétuation d’un certain exercice du pouvoir qui a caractérisé le régime politique du Sénégal depuis son accession à l’indépendance. Par conséquent, ce débat peut continuer à empoisonner durablement la vie politique avec des incidences réelles sur la bonne marche du pays. En effet, bien que par le passé, il ait dit et répété plusieurs fois la même position sur la question, une partie de l’opinion publique, à tort ou à raison, continue de soutenir que la persistance d’une atmosphère sociale tendue est liée au fait que le Président Sall ne veut pas se prononcer sur sa troisième candidature. Dès lors, il est permis de se demander à partir de quel moment et dans quelle circonstance l’opinion publique considérera sa déclaration sur le sujet comme crédible et définitive ? Mais en attendant, la question est de savoir si le devenir du Sénégal doit dépendre des positions adoptées par le Président Sall à propos du 3è mandat ou de la refondation d’un système politique décrié qui devrait désormais pouvoir être revitalisé en s’inspirant des conclusions des « Assises Nationales. »
De la refondation du système politique
Durant les campagnes électorales des dernières élections locales puis législatives, le peuple a exprimé son souhait de changement, son rejet de l’autoritarisme et de certaines pratiques politiques. A cet égard, Boubacar Boris Diop, dans une récente interview publiée par Sénéplus du 17 juillet 2022, déclarait que « Le moment est venu d’en finir avec les chèques en blanc donnés à tel ou tel candidat à la présidence de la République. Les expériences historiques récentes devraient nous inciter à exiger de toute formation politique voulant diriger le pays qu’elle s’engage à remettre radicalement en question le pouvoir absolu du président de la République, qui est pratiquement à l’origine de toutes les dérives constatées depuis tant de décennies. »
En effet, il parait évident que pour le peuple sénégalais, il ne devrait plus être question d’organiser des élections présidentielles en reconduisant les mêmes dispositions juridiques qui ont conduit à cet excessif déséquilibre des pouvoirs qu’il a voulu sanctionner. Cette situation historique offre au Président de la République, chef de l’Etat, gardien de la constitution, l’occasion inespérée de conduire le changement qu’il avait annoncé à son accession à la magistrature suprême. Dans cet esprit, le Président de la République devrait pouvoir organiser une relecture consensuelle des actes des assises nationales qu’il avait signés avec des « réserves ». La relecture serait confiée à un groupe d’experts avec une implication significative de la jeunesse dont l’avenir est davantage en jeu.
L’objectif serait de retenir et de constitutionnaliser par voie référendaire les changements susceptibles de garantir l’équilibre des pouvoirs entre l’Exécutif, le Législatif et le Judiciaire. Cette révision de la constitution devra intégrer des dispositions qui permettent de contrôler plus efficacement l’action gouvernementale tout en mettant le pouvoir judiciaire à l’abri de toute pression intempestive, notamment dans les domaines qui touchent la politique. Ainsi la séparation des pouvoirs pourrait être pour une fois une réalité au Sénégal.
D’une manière générale, quand les circonstances l’ont exigé, les différents présidents du Sénégal ont toujours su évaluer correctement la situation et adopter la solution qui a contribué à préserver le Sénégal des affres de la déstabilisation. Nous pensons que le Président Macky Sall agira, comme il l’a souvent rappelé, dans le sens de l’approfondissement et de la préservation de l’exception démocratique du Sénégal.
Par Benoit Ngom, Président de l’Académie Diplomatique Africaine (ADA), co-fondateur de Transparency International.)