Jusqu’à l’adoption de la Constitution de 2010, en Guinée, le poste de Premier ministre n’existait pas constitutionnellement.
Sans remonter aux Constitutions de 1958 et de 1982, rappelons que la Loi Fondamentale de 1990 n’en prévoyait pas. Par conséquent, toutes les nominations au poste de Premier ministre (Sidya Touré, Lamine Sidimé, Fronçois Loucény Fall, Cellou Dalein Diallo, Eugène Camara, Lansana Kouyaté, Ahmed Tidiane Souaré, Kabiné Komara et Jean-Marie Doré), sous l’empire de l’article 39, ne pouvaient juridiquement s’analyser que sur le fondement d’une délégation de façon précaire et révocable de certains pouvoirs du Président de la République aux fins de réaliser des activités limitatives. Le Premier ministre, dans ce type de mono céphalisme déconcentré, n’était que le premier des ministres et non un véritable chef du Gouvernement, fonction dévolue au seul Président de la République (article 38).
La Constitution de 2010 va normaliser cette situation d’inconfort en basculant vers un bicéphalisme (certes, déséquilibré en faveur du Président de la République) en instituant la fonction de Premier ministre. Dès lors, le Premier ministre, n’est plus le premier des ministres, mais il devient le Chef du Gouvernement, disposant de l’Administration ainsi que du pouvoir réglementaire, concurremment avec le Président de la République. Il va même être constitutionnellement associé à la nomination des autres membres du Gouvernement.
Cette révolution juridique de 2010 s’est poursuivie jusque dans la Charte de la Transition de 2021. Mais les vieilles habitudes ont la peau dure. Dans la pratique, le Premier ministre semble être injustement le maillon faible de la chaîne de l’Exécutif. Il est souvent pris en sandwich entre une équipe présidentielle qui voit en lui un dauphin sérieux du Patron et une équipe gouvernementale dont certains membres lorgnent sa place.
En effet, le Premier ministre est nommé et révoqué par le Président de la République devant qui il est responsable, (art. 50, Charte de la Transition). Il s’ensuit qu’à l’égard du Président de la Transition, le Premier ministre se trouve dans un lien de subordination. Cependant, le Premier ministre est le Chef du Gouvernement (art. 50), dont il dirige, coordonne et anime les actions (art. 51). À ce titre, il a une prééminence sur les autres membres du Gouvernement. L’affirmation juridique de cette prééminence détermine toute la portée de cette analyse.
En effet, le Gouvernement, en tant qu’organe, se caractérise par sa hiérarchisation, sa collégialité et sa solidarité. La hiérarchie est exercée par le Premier ministre, car il est le chef du Gouvernement, coordonnateur de l’action gouvernementale et il dispose de l’Administration. La collégialité et la solidarité de l’équipe gouvernementale signifient, quant à elles, deux choses. Le Gouvernement a une existence propre qui n’est pas à confondre avec celle de ses membres. Cette existence se manifeste dans l’institution du Conseil des ministres qui est présidé par le Président de la Transition (art. 40) et réunit le Premier ministre et tous les autres membres du Gouvernement. C’est le lieu de vérifier l’état d’avancement de la mise en œuvre de la feuille du Gouvernement (art. 52) et de la politique de la Nation (art. 54). En outre, c’est au cours de cette réunion que les décisions les plus importantes, notamment celles aux enjeux particulièrement évocateurs, sont discutées, sous l’arbitrage du Président de la République et la responsabilité politique du Premier ministre.
C’est le cas en l’espèce de la décision prise par le Ministre d’État, ministre de la Justice, Garde des Sceaux, enjoignant l’ouverture d’un trop grand nombre d’enquêtes, visant plusieurs chefs de division des affaires administratives et financières (DAAF), de directeurs généraux des Etablissements publics administratifs (EPA), des maires, etc. Selon les données factuelles, le Premier ministre dit, dans son courrier adressé au ministre de la Justice, être surpris d’apprendre par les médias de telle décision de son ministre de la Justice. Cela dénote l’absence de communication au sein du Gouvernement. Il faut le déplorer.
Certes, de droit constant, il ressort que le ministre est personnellement responsable des actes de son département. Cette responsabilité implique cependant deux conséquences. Les actes du ministre, quoique autonome dans la gestion de son département, engagent aussi, en sa qualité de membre du Gouvernement, la responsabilité de ce dernier. Ses actes engagent aussi la responsabilité de ses autres collègues membres du Gouvernement. Par conséquent, il appartient au Premier ministre, en sa qualité de chef de Gouvernement, d’intervenir pour éviter que les actes de certains membres de son Gouvernement ne puissent produire des conséquences tant sur l’équipe gouvernementale que sur chacun des ministres. Dès lors, il se doit de veiller au bon fonctionnement des services publics. Or, en l’espèce, une telle décision du ministre de la Justice, inquiétant plusieurs fonctionnaires, semble être de nature à troubler le bon fonctionnement des services publics que le Premier ministre a en charge d’assurer.
Il se doit aussi de veiller à la bonne gestion de l’économie nationale, des finances et domaines de l’État, des entreprises et organismes publics (art. 51). En l’espèce, la décision d’ouvrir des enquêtes d’une telle ampleur contre plusieurs agents publics intervenant directement dans la chaine financière de l’État n’est pas sans conséquences sérieuses sur cette autre prérogative du Premier ministre. La cohérence aurait souhaité que ce dernier en soit au moins informé en amont. Il ne s’agit pas ici d’une ingérence dans le travail du pouvoir judiciaire. La séparation des pouvoirs ne le permettrait pas. Le Premier ministre, en le lisant, ne semble pas interférer dans les dossiers pendants devant les juridictions, mais plutôt la décision d’injonction de son ministre faite aux procureurs.
En outre, il se doit d’assurer l’exécution des lois et règlements (art. 51). Ici, le fondement de la décision du ministre de la Justice se trouve dans l’article 37 du Code de procédure pénale (nous plaidons par ailleurs pour sa suppression). Deux actes : article 37 (loi) et décision du ministre (règlement). Ainsi, pour assurer l’exécution d’un acte, mais encore faut-il s’assurer de son utilisation judicieuse et opportune. Or, le courrier du Premier ministre semble indiquer sa désapprobation. Il semble dire qu’avant d’assurer l’exécution des actes en aval, il vaut mieux s’assurer de sa conformité en amont. Il faut donc surseoir à toute procédure en attendant d’y voir clair.
Enfin, conformément aux dispositions de l’article 52 de la Charte, le Premier ministre « doit » (….) soumettre, pour approbation au Président de la Transition, le plan d’actions de la feuille de route du Gouvernement de transition. Celle-ci est la somme du plan d’actions des ministères sectoriels. Il s’ensuit que le Premier ministre est responsable devant le Président de la Transition (art. 50) de son exécution correcte. Par conséquent, toute action d’un ministre sectoriel jugée contraire à l’exécution correcte de ce plan d’actions, doit faire l’objet de rectification à la demande du Premier ministre, seul responsable de cette exécution (art. 54).
En conclusion, tout désaccord politique persistant entre le Premier ministre et les autres membres du Gouvernement est tranché par le Président de la Transition (art. 38 et suivants).
Dr. Kalil Aissata KEITA
Enseignant chercheur en Droit