Après le blocage par Twitter du compte d’un hebdomadaire sud-africain et de celui de plusieurs journalistes, Reporters sans frontières (RSF) dénonce une entrave inquiétante à la liberté d’informer qui illustre les dangers posés par la toute puissance des acteurs du numérique, si aucune obligation démocratique ne leur est imposée. 

Twitter a, de manière discrétionnaire et infondée, bloqué, le 30 janvier dernier, l’accès aux comptes Twitter de Continent, l’un des hebdomadaires les plus réputés d’Afrique du Sud, officiellement pour avoir diffusé “des informations trompeuses et potentiellement dangereuses en lien avec la Covid-19”. Le post du Continent à l’origine de ce blocage n’était qu’un rappel des titres du jour du magazine. L’un des articles traitait notamment du fait que Bill Gates n’était pas favorable à la levée des brevets concernant les vaccins contre la Covid-19 afin d’augmenter leur production et leur accès, notamment pour les pays du Sud, une position exprimée au cours d’une interview du milliardaire par l’un des auteurs de l’article.

Dès le lendemain, après que le rédacteur en chef de ContinentSimon Allison, a dénoncé sur Twitter la mesure prise à l’encontre de son média, son compte personnel était bloqué à son tour. Par la suite, RSF a identifié au moins trois autres journalistes ayant subi le même sort en lien avec cette affaire. Après avoir qualifié le blocage du Continent  de “ridicule” sur le réseau social, Jack McBrams, le correspondant de l’AFP au Malawi, n’a pu accéder à son compte qu’après avoir supprimé son tweet. Même scénario pour le journaliste freelance basé en Tanzanie Sammy Awani, qui raconte avoir été bloqué après avoir partagé l’article sur le sujet. Son recours en appel a été rapidement rejeté par le réseau social, dont l’équipe d’assistance a estimé que la “violation” avait bien eu lieu. Enfin, en Allemagne, la journaliste freelance Daniela Becker a connu le même forfait et a dû attendre 12 heures avant de pouvoir accéder de nouveau à son compte.

“Cette série de blocages visant un média réputé pour son sérieux et plusieurs journalistes est aussi inédite que dangereuse, dénonce Arnaud Froger, le responsable du bureau Afrique de RSF. Elle témoigne à la fois du manque total de transparence de Twitter sur sa politique de modération et des risques bien réels que le réseau social peut faire peser sur la liberté d’informer, en se plaçant en apprenti régulateur de l’information sans en avoir la légitimité, y compris vis-à-vis des journalistes et des médias qui en assurent la production de manière professionnelle.”

Sollicité par le rédacteur en chef de Continent, le responsable des affaires publiques de Twitter en Afrique subsaharienne indique sans plus de précisions qu’une “enquête sur le sujet est en cours”, tout en assurant que les blocages n’avaient “rien à voir” avec l’article mentionnant Bill Gates ou critiquant la décision de Twitter.

Face à ces explications laconiques et évasives, RSF a officiellement sollicité plusieurs clarifications auprès du réseau social sur ce qui avait pu entraîner cette succession de blocages de comptes de médias et de journalistes malgré les procédures d’appel actionnées, ainsi que sur sa politique de modération. Twitter s’est alors contenté de reconnaître “une erreur qui avait été corrigée” en justifiant avoir recours de plus en plus fréquemment à “des systèmes de modération automatiques auxquels le contexte peut parfois échapper”. Aucune réponse précise n’a été apportée aux questions posées par notre organisation.

Il y a quelques semaines, RSF avait déjà fermement dénoncé la suspension brutale du compte de Kashmir Walla, un magazine d’information sur la vallée du Cachemire victime des trolls du parti au pouvoir en Inde. Le réseau social avait mis une semaine à rétablir l’accès.

“Les mécanismes de lutte contre la désinformation mis en place par les plateformes ne devraient pas entraîner un affaiblissement de la visibilité de celles et ceux dont l’activité est justement de produire de l’information fiable, déclare la responsable technologies de RSF, Iris de Villars. Cette nouvelle affaire confirme l’urgence d’imposer aux plateformes des obligations démocratiques en matière de transparence et de promotion de la fiabilité de l’information pour traiter les causes structurelles du chaos informationnel.”

C’est dans ce sens que RSF a initié la Journalism Trust Initiative (JTI), un dispositif concret pour favoriser, dans l’indexation algorithmique, les médias qui mettent en œuvre des méthodes professionnelles et qui respectent des règles éthiques. Pour apporter des garanties démocratiques dans l’espace digital, RSF a également lancé le Forum sur l’information et la démocratie. En novembre dernier, la structure a remis son premier rapport de 250 recommandations sur la transparence des plateformes, la modération des contenus, la promotion de la fiabilité de l’information et les messageries privées, lorsque leur usage massif dépasse la logique de la correspondance privée.

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