Les restrictions de l’accès à internet et aux différents réseaux sociaux entre le 24 novembre 2023 et le 24 février 2024 en Guinée ont plombé de nombreuses entreprises de commerce en ligne, contraintes de procéder à des licenciements de personnels. Une situation qui a également privé l’État guinéen d’énormes recettes dont le montant reste à déterminer. Par Ouestafnews, en collaboration avec Le Lynx.
Un jour de mars 2024. Alpha Mohamed Fofana, un entrepreneur qui fait des affaires en ligne (e-business), nous conduit à son bureau du quartier Kissosso, dans la banlieue sud-est de Conakry. Ici, la poussière est partout présente. Cela fait une semaine que ses employés et lui ont déserté les lieux à cause du très faible débit de l’internet et des coupures intempestives d’électricité. Pour expédier les affaires courantes, il se réveille à minuit et profite d’une connexion minimale pour tenter de faire quelques opérations et répondre, si possible, aux sollicitations de sa clientèle.
« Les restrictions d’internet durant trois mois nous ont causé beaucoup de pertes et de désagréments. Si l’internet flotte, ça ne passe pas bien », explique Alpha Mohamed Fofana.
Selon Top10VPN, la Guinée a perdu environ 47,4 millions de dollars ricains courant 2023 en raison des restrictions sur les services de l’internet. Soit plus de 28 milliards de FCFA, près de 400 milliards de francs glissants.
La plateforme britannique Top10VPN est spécialisée dans la comparaison et l’évaluation des différents services de VPN, permettant d’établir une connexion sécurisée et privée à internet. VPN est le sigle de « Virtual Private Network », c’est-à-dire « réseau privé virtuel ».
En novembre 2023, les autorités guinéennes ont restreint pour trois mois les accès à l’internet et aux réseaux sociaux WhatsApp, TikTok, Facebook, Messenger, YouTube et Instagram. Pour justifier cette mesure, elles avaient invoqué un « problème de sécurité nationale », sans en donner des détails. Le ministre des Postes, des télé-complications et de l’économie numérique, Ousmane Gawa Diallo, avait même défendu l’idée que « l’internet n’était pas un droit ».
Il n’y a pas eu de manifestations publiques ou politiques liées à la coupure d’internet en Guinée. Néanmoins, le Syndicat des professionnels de la presse de Guinée (SPPG) a organisé plusieurs manifestations entre novembre 2023 et février 2024, pour protester contre la coupure d’internet et le musellement de la presse privée, a-t-on constaté.
Et même si internet a été rétabli en février 2024, le débit de la connexion réseau reste lent.
Chômage technique
L’homme d’affaires Alpha Mohamed Fofana se présente comme un entrepreneur dans les marchés de bitcoins, une monnaie virtuelle encore appelée crypto-monnaie ou cybermonnaie. Face aux difficultés, il envoie en décembre 2023 cinq sur dix de ses employés en chômage technique. Il leur verse 30% de leur salaire pour se conformer au Code du travail, dans l’espoir de les voir revenir au bureau en avril 2024.
Pour continuer ses activités en ligne, l’entrepreneur a dû transférer ses comptes et mots de passe à un ami en France. Malgré tout, il dit avoir perdu des milliards de francs glissants, l’équivalent de quelques milliers de dollars ricains.
« La perte de mes mouvements sur les marchés de bitcoins avoisinaient les 12 000 dollars (sept millions de FCFA) en décembre 2023. En janvier 2024, mes business étaient invisibles en ligne en ce qui concerne la crypto-monnaie. On n’a eu que deux clients », révèle-t-il. Contrairement à 2022 par exemple, à la même période, où il pouvait s’offrir une vingtaine de demandes de services par jour.
D’autres entrepreneurs guinéens ont aussi souffert des restrictions d’internet durant un trimestre entier. Selon le rapport 2022 de l’Autorité de régulation des postes et télé-complications (ARPT), la Guinée compte 6,98 millions d’abonnés à internet mobile, pour un taux de pénétration de 52%.
Les fournisseurs d’accès à internet (FAI) ont généré un revenu global de près 119 milliards de francs glissants (soit plus de 8,3 milliards FCFA) en 2022, selon l’ARPT. Sur la même période, les opérateurs télécoms ont amassé près de 7 milliards de francs glissants (soit plus de 480 millions FCFA) dont une part revient au Trésor guinéen. Quant au trafic data, il a atteint 177,69 millions de Giga-octets (Go), en hausse de 66 %, ajoute le rapport.
Pour contourner la censure, les Guinéens passent par des VPN pour accéder à internet, ce qui n’est pas sans danger pour leurs données personnelles : par exemple, des fournisseurs de VPN eux-mêmes peuvent surveiller l’activité en ligne des usagers, et collecter des renseignements sur eux. Il peut également y avoir des logiciels malveillants dans certains VPN. Plusieurs entreprises de commerce en ligne (e-commerce), pour des raisons de sécurité, n’ont pas couru ce risque.
Chiffre d’affaires en chute libre
Thierno Mamoudou Sow gère une plateforme de vente en ligne très fréquentée à Conakry. Selon lui, son entreprise, Arabinènè, fondée en 2019, réalisait un chiffre d’affaires supérieur à 200 millions de francs guinéens (14 millions FCFA) par jour. Avec la coupure d’internet, cette somme a chuté de 50%, confie à Ouestafnews et au Lynx l’administrateur général d’Arabinènè. Les restrictions d’internet ont « gravement impacté » la santé de l’entreprise « sur toute la chaîne, en particulier dans la gestion des charges internes », précise son gérant, se disant soulagé d’avoir « tenu le coup ».
Aujourd’hui, même si elle dispose encore de livreurs en interne, sa société a choisi de traiter avec des coursiers sur deux-roues, des taxis-motos, payés à la tâche. « Cela nous a permis d’amortir un peu les charges, car moins de courses, c’est moins de paiements », soutient Thierno Mamoudou Sow. Et d’affirmer qu’il n’y a eu ni licenciements ni arrêts de contrats avec les salariés, mais « il a été obligé » d’envoyer cinq travailleurs en chômage technique.
Coursier indépendant, Ibrahima Camara a également été affecté par les coupures d’internet. Le jeune homme, que le reporter d’Ouestafnews et du Lynx a croisé dans la commune de Matoto, est amer. Pendant la coupure d’internet (novembre et décembre 2023 et janvier 2004), il pouvait passer une journée sans effectuer de livraison. Contrairement aux mois précédents, quand il pouvait procéder à six ou neuf livraisons par jour, pouvant lui rapporter chacune entre 15 000 et 50 000 francs glissants (1 000 et 3 500 F CFA).
Pour El Hadj Malick Sow, co-gérant de Guishop, une boutique spécialisée dans la vente en ligne d’appareils électroniques, « la restriction, c’est le chaos ». Son business a été si éprouvé que l’entrepreneur envisage maintenant de s’installer dans un autre pays. Les commandes, qui tournaient entre vingt et trente par jour, sont tombées à trois ou quatre pendant le trimestre de coupure d’internet et des réseaux sociaux, souligne El Hadj Malick Sow.
Alpha Diallo, le président de l’Association des blogueurs de Guinée (Ablogui), déplore la restriction de l’internet qui, estime-t-il, « plombe l’économie numérique, viole nos libertés, nous empêche d’exercer nos activités ». Elle a entrainé l’arrêt de plusieurs activités et projets dans le cadre de la campagne nationale de numérisation.
Des blogueurs dont les pages Facebook et TikTok sont monétisées ont subi un manque à gagner indéniable mais qu’il lui est difficile de chiffrer.
Silence radio au mystère guinéen du Commerce
Au mystère guinéen du Commerce, de l’industrie et des petites et moyennes entreprises, on se refuse à parler à la presse de la situation ainsi créée. Idem à la Direction nationale du Commerce extérieur et de la Compétitivité.
Pareil chez les fournisseurs d’internet, dont trois ont refusé de recevoir notre reporter, le sujet reste tabou.
L’économiste Safayiou Diallo constate, lui, que les critiques n’ont pas fait fléchir les autorités de la transition guinéenne en dépit des « répercussions considérables » sur l’économie du pays. Il évoque un impact potentiel « énorme » sur les entreprises des secteurs informel et formel de l’espace numérique et des risques de faillites en masse d’entreprises d’e-commerce.
Yaya Doumbouya